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PREMIÈRE VERTU : LA JUSTICE.

core au moment où on l’a prise : c’est à savoir celle qu’ont les parents envers leurs enfants. Celui qui appelle un enfant à la vie a le devoir de l’entretenir, jusqu’au moment où l’enfant peut se suffire à lui-même : et si ce moment ne doit arriver jamais, comme c’est le cas pour les aveugles, les infirmes, les crétins, etc., alors le devoir non plus ne s’éteint jamais. Car en s’abstenant de porter secours à l’enfant, par cette seule omission, celui qui l’a créé lui ferait tort, bien plus, le perdrait. Le devoir moral des enfants envers leurs parents est loin d’être aussi immédiat, aussi précis. Voici sur quoi il repose : comme tout devoir crée un droit, il faut que les parents aient un droit sur leurs enfants : ce droit impose aux enfants le devoir de l’obéissance, devoir qui plus tard s’éteint avec le droit d’où il était né ; à la place succède la reconnaissance pour tout ce que les parents ont pu faire au delà de leur stricte obligation. Toutefois, si haïssable, si révoltante même que soit bien souvent l’ingratitude, la reconnaissance n’est pas un devoir : car qui la néglige ne porte pas tort à autrui, donc ne lui fait pas injustice. Sinon il faudrait dire que le bienfaiteur, au fond de lui-même, avait pensé faire une affaire. — Peut-être pourrait-on voir un exemple d’une obligation qui naît d’une simple action, dans la réparation du dommage infligé à autrui. Cependant comme il ne s’agit que de supprimer les conséquences d’un acte injuste, de faire effort pour les éteindre, il n’y a rien là que de négatif : une négation de l’acte qui lui-même eût dû n’avoir pas lieu. — Une autre remarque à faire ici, c’est que l’équité est l’ennemie de la justice, et souvent lui fait grand tort : aussi ne faut-il pas lui trop accorder. L’Allemand aime l’équité, l’Anglais tient pour la justice.

La loi de la détermination par les motifs est tout aussi rigoureuse ici que celle de la causalité dans le monde physique : la contrainte qu’elle impose n’est donc pas moins irrésistible. En conséquence, l’injustice a deux voies pour en venir à ses fins : la violence et la ruse. Je peux, par violence, mettre à mort un de mes semblables, le voler, le contraindre à m’obéir : mais je peux aussi