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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

ports avec les navigateurs européens, dans leurs trocs, leurs autres arrangements, leurs visites aux vaisseaux. Quand leur droit est bon, ils sont hardis et pleins d’assurance ; le droit est-il contre eux, les voilà tout timides. Dans les contestations, ils s’accordent volontiers à un juste accommodement ; mais une menace imméritée suffit pour les mettre en guerre. — La doctrine du droit est une partie de la morale : elle détermine les actes que nous devons ne pas faire, si nous voulons ne pas causer du dommage aux autres, ne pas leur faire injustice. La morale en cette affaire considère donc l’agent de l’action. Le législateur, lui, s’occupe aussi de ce chapitre de la morale, mais c’est en considérant le patient : il prend donc les choses à rebours, et dans les mêmes actions, il voit des faits que nul ne doit avoir à souffrir, puisque nul ne doit éprouver l’injustice. Puis l’État, contre ces agressions, élève comme un rempart les lois, et crée le droit positif. Son but est de faire que nul ne souffre l’injustice : celui de la doctrine morale du droit, de faire que nul ne commette l’injustice[1].

Les actes d’injustice se ressemblent tous quant à la qualité : c’est toujours un dommage fait à autrui, dans sa personne, sa liberté, ses biens ou son honneur. Mais la quantité d’injustice peut varier beaucoup. Cette variabilité dans la grandeur de l’injustice, il ne me paraît pas que les moralistes l’aient encore assez étudiée : mais dans la pratique, tous savent en tenir compte, et mesurent là-dessus le blâme dont ils frappent le coupable. De même pour les actions justes. Je m’explique : un homme qui, se voyant près de mourir de faim, vole un pain, commet une injustice ; mais combien elle est peu de chose, au regard de celle du riche qui, par un moyen quelconque, dépouille un pauvre de ses dernières ressources. Le riche qui paie ses journaliers, fait acte de justice : mais que cette justice est peu de chose, comparée à celle

  1. On trouvera exposée tout au long la doctrine du droit dans le Monde comme volonté et comme représentation, vol. I, § 62.