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LES MOTIFS ANTIMORAUX.

même : car alors il ne reste plus d’espoir à l’envieux ; jamais elle n’est plus avilissante : car elle nous fait haïr ce que nous devrions aimer et honorer. Mais c’est ainsi que vont les choses :

« Di lor par più, che d’altri, invidia s’abbia,
Che per se stessi son levati a volo,
Uscendo fuor della commune gabbia[1] »,

s’écrie déjà Pétrarque. Si l’on veut voir l’envie étudiée plus longuement, on pourra prendre les Parerga, 2e vol., § 114. — À certains égards la joie maligne est le pendant de l’envie. Toutefois, ressentir de l’envie, cela est d’un homme ; jouir d’une joie méchante, cela est d’un démon[2]. Pas d’indice plus infaillible d’un cœur décidément mauvais, d’une profonde corruption morale, que le fait d’avoir une seule fois savouré paisiblement, de toute son âme, une telle joie. De celui qui y a été pris, il faut à jamais se méfier : « Hic niger est ; hunc tu, Romane, caveto[3]. » — En soi, l’envie et la joie maligne sont des dispositions toutes théoriques : dans la pratique, elles deviennent la méchanceté et la cruauté. L’égoïsme, lui, peut nous conduire à des fautes et des méfaits de toute sorte : mais le mal et la souffrance que par là nous infligeons aux autres sont pour l’égoïsme un pur moyen, non un but : il ne les cause donc que par accident. La méchanceté et la cruauté, au rebours, font des souffrances et des douleurs d’autrui leur but propre : atteindre ce but, voilà leur joie. Aussi faut-il y voir un degré plus profond dans la perversité morale. La maxime de l’égoïsme extrême est : « Neminem juva ; imo onnes, si forte conducit (il y a toujours une condition), læde. » La maxime de la méchanceté est : « Omnes, quantum potes,

  1. L’envie, à plus qu’à nuls autres, s’attaque à ceux
    Qui de leurs propres ailes se sont envolés,
    Et fuient loin de la cage commune.

  2. Allusion à la formule située au moyen âge contre les hérétiques : « Errare humanum est ; perseverare autem diabolicum. » « Se tromper est d’un homme ; s’opiniâtrer, d’un démon. » (TR.)
  3. « Celui-là est noir, celui-là, Romain, garde-toi de lui. » (TR.)