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LES MOTIFS ANTIMORAUX.

goriques, au schiboleth de la « dignité de l’homme » ; aux creuses formules, aux tissus d’abstractions, aux bulles de savon des écoles ; aux principes que l’expérience à chaque pas vient bafouer, dont personne, en dehors des salles de cours, n’a entendu parler, dont nul n’a la moindre expérience. Mais celui qui suivant ma voie, ira à la recherche du fondement de la morale, celui-là au contraire aura à ses côtés l’expérience, qui chaque jour, à chaque heure, témoignera en sa faveur.

§ 14. — Les Motifs[1] antimoraux.

Chez l’homme comme chez la bête, entre tous les motifs, le plus capital et le plus profond, c’est l’Égoïsme, c’est-à-dire le désir d’être et de bien être. Le mot allemand Selbstsucht (amour-propre) éveille mal à propos une idée de maladie. Eigennutz (intérêt) indique bien l’égoïsme, mais l’égoïsme guidé par la raison, et devenu ainsi, avec l’aide de la réflexion, capable de se faire un plan pour arriver à ses fins : aussi peut-on appeler les bêtes égoïstes, mais non pas intéressées. Pour exprimer l’idée dans toute sa généralité, je continuerai donc à user du mot égoïsme. — L’égoïsme, chez la bête comme chez l’homme, est enraciné bien fortement dans le centre même de l’être, dans son essence : disons mieux, il est cette essence même. Par suite, règle générale, tous les actes d’un être ont leur principe dans l’égoïsme, c’est à l’égoïsme toujours qu’il faut s’adresser pour trouver l’explication d’un acte

  1. Je prends la liberté de composer ainsi ce mot, contrairement aux règles, parce que le mot « antiéthique » manquerait de précision. Il y a bien les mots maintenant à la mode, de sittlich et unsittlich, mais c’est là un mauvais synonyme pour moralisch et ummoralisch : en effet, d’abord l’idée de moralité est une idée scientifique, et pour de telles idées, c’est du grec ou du latin qu’il convient de tirer nos termes : j’en ai exposé les raisons dans mon ouvrage capital, vol. II, chap. xii, p. 134 ss. ; ensuite « sittlich » est plus faible, moins sévère ; à peine se distingue-t-il de « sittsam » (décent), ce qui dans le langage du peuple signifie « mijaurée ». Pas de concession au chauvinisme germain !