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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

plus, serait impossible : et l’on expliquerait ainsi la vanité des tentatives faites par les philosophes pour lui trouver une base. Cette opinion n’est pas sans vraisemblance : déjà les Pyrrhoniens la soutenaient : « οὔτε ἀγαθὸν τί ἐστί φύσει, οὔτε κακόν,

ἀλλὰ πρὸς ἀνθρώπων ταῦτα νόῳ κέκριται,

κατὰ τὸν Τίμωνα » (« Il n’est rien qui soit bien ni mal par nature — mais cette distinction est établie par l’opinion des hommes, — selon Timon. ») (Sext. Empir. adv. Math., XI, 140) ; et parmi les modernes, plus d’un esprit distingué s’y est rangé. Elle mérite donc qu’on l’examine avec soin, bien qu’il fût plus commode de s’en débarrasser en jetant de travers un coup d’œil d’inquisiteur dans la conscience de ceux en qui une telle pensée a pu s’élever. Ce serait tomber dans une grosse erreur, dans une erreur de jeune homme, de croire que toute action légitime et légale soit morale dans son principe. Mais bien plutôt, entre la justice extérieure telle que la pratiquent les hommes, et la véritable loyauté, il y a d’ordinaire le même rapport, qu’entre les formules de politesse et l’amour vrai du prochain, cette victoire non plus apparente mais réelle cette fois, remportée sur l’égoïsme. Quant à ces sentiments d’équité, dont on fait partout étalage, et auxquels on ne veut pas que le doute ait le droit de toucher ; quant à cette indignation superbe, toujours en éveil et prête, sur la moindre apparence de soupçon, à prendre feu, à éclater, — il n’y a que les novices et les simples pour prendre tout cela comme argent comptant, pour y voir les marques d’une âme ou d’une conscience délicate. Cette honnêteté ordinaire, dont les hommes usent dans leurs relations, dont ils font le principe, le roc où est bâtie leur vie, à dire le vrai, elle a pour cause principale une double contrainte : d’abord, les lois établies, qui assurent à chacun dans l’étendue de son droit la protection de l’État ; ensuite le besoin évident pour chacun d’avoir un bon renom, de l’honneur au sens mondain, faute de quoi on ne peut faire son chemin : par là en