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EXAMEN SCEPTIQUE.

mêmes qu’elles soient en honneur : il est donc bon de les conserver, même au prix de quelques sacrifices : quand on a une bonne terre, on n’hésite pas à y faire quelques dépenses. Mais ce produit-là, cette loyauté spéciale, ne peut guère se rencontrer que chez les gens à leur aise, ou qui du moins ont un bon métier ; surtout chez les marchands, car ils voient le plus clairement du monde qu’il n’y a pas de sûreté pour les échanges, sans une confiance, un crédit mutuels : de là l’honneur du commerçant, chose si à part. — De son côté, le pauvre, qui ne peut joindre les deux bouts, et qui se voit, grâce à l’inégale distribution des biens, condamné à la gêne et à un dur travail, tandis que d’autres, sous ses yeux, vivent dans l’abondance et l’oisiveté, aura bien de la peine à reconnaître qu’une telle inégalité ait pour cause une inégalité correspondante dans les mérites, et dans les gains loyalement acquis. Or, s’il n’accorde pas ce point, où irait-il prendre les raisons purement morales, les raisons d’honnêteté qui le détourneraient de mettre la main sur le superflu des autres ? Le plus souvent, ce qui le retient, c’est la loi. Si donc un jour se présente une occasion, l’occasion si rare, où il pourra, sans craindre l’atteinte des lois, d’un seul coup, secouer le poids écrasant de la misère, plus écrasant encore pour qui a sous les yeux la richesse d’autrui, et se mettre en possession de jouissances si souvent enviées, où est alors la puissance qui lui retiendra la main ? Une religion avec ses dogmes ? Il est bien rare que la foi ait tant de force. Une raison purement morale, une raison d’honnêteté ? Peut-être, en quelques cas : mais d’ordinaire, ce sera le soin, si naturel à l’homme, même d’un petit esprit, le soin de sa réputation, de son honneur mondain ; le danger si visible, d’aller, pour une seule faute de ce genre, se faire rejeter à jamais de la grande loge maçonnique des honnêtes gens, de ceux qui suivent la loi de l’honneur, qui pour prix se sont, sur toute la face de la terre, partagé les biens, et qui les possèdent ; le danger de se voir, pour une seule action malhonnête, traité sa vie durant, par la bonne société, comme un paria, à qui nul désormais ne se fie,