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DU FONDEMENT DE LA MORALE DANS KANT.

absolu. — Celui donc qui songe pour cette autonomie à un principe pris hors d’elle, qui le demande, ou qui le cherche, celui-là, l’école de Kant doit le juger ou dépourvu de conscience morale[1], ou sujet dans la spéculation, et grâce à de faux principes, à la méconnaître. Et quant à l’école de Fichte et Schelling, elle verra en lui un être atteint de cette grossièreté d’âme, qui vous rend incapable de philosophie, et qui est le propre du vulgaire profane, de la brute épaisse, ou pour emprunter le langage fleuri de Schelling, du profanum vulgus et de l’ignarum pecus. Quand on en est réduit, pour soutenir une doctrine, à de telles audaces, chacun sent bien ce qu’elle peut valoir. Et pourtant, c’est au respect qu’inspiraient ces coups de force, qu’il faut attribuer la naïve confiance des Kantiens en leur impératif catégorique : ils l’admettaient et désormais voyaient là une affaire faite. Et en effet, comme, sur ce point, s’opposer à une thèse toute théorique, c’était risquer de se faire taxer de perversité morale, chacun, tout en s’avouant qu’au fond de sa propre conscience, il ne s’apercevait guère qu’il y eût un impératif catégorique, ne tenait pas à le dire tout haut, et se disait tout bas que chez les autres, il était bien plus développé, bien plus fort, qu’il se révélait à eux plus clairement. Car il ne nous plaît guère de montrer au dehors le dedans de notre conscience.

C’est ainsi que de plus en plus, dans l’école de Kant, la Raison pratique avec son impératif catégorique se révèle sous l’aspect d’une réalité surnaturelle, d’un Temple de Delphes établi dans l’âme humaine ; là, du fond d’un sanctuaire obscur, sortent d’infaillibles oracles, qui n’annoncent malheureusement pas ce qui arrivera, mais bien ce qui doit arriver. Mais une fois qu’on a admis, ou plutôt qu’on a, tant par ruse que par force, attribué

  1. « C’était bien mon idée ! Quand ils n’ont plus rien de raisonnable à vous répliquer,
    Vite, ils font invasion dans votre conscience. » (Note de l’auteur.)

    Ces deux vers sont extraits d’une pièce de Schiller : les Philosophes. (TR.)