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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

Ce qu’on entend communément par ces devoirs envers nous-mêmes, c’est d’abord un raisonnement tout inspiré de préjugés, et fondé sur les idées les plus superficielles, contre le suicide. Seul, et différent en cela de la bête, l’homme n’est point exposé aux douleurs physiques seulement, à ces douleurs tout enfermées dans le présent : il est encore livré en proie à des douleurs incomparables, dont la nature est de déborder sur l’avenir et sur le passé, aux douleurs morales ; aussi, en compensation, la Nature lui a accordé ce privilège, de pouvoir, alors qu’elle-même n’impose pas encore un terme à sa vie, la terminer à son gré ; et ainsi de ne pas vivre, comme la bête, aussi longtemps qu’il peut, mais aussi longtemps qu’il veut. Maintenant ce privilège, doit-il, en vertu de certaines raisons de morale, y renoncer ? c’est la une question difficile ; et en tout cas, ce n’est pas avec les arguments superficiels d’usage en cette matière qu’on peut en décider. Même les raisonnements contre le suicide, que n’a pas dédaigné d’offrir Kant (p. 53, R. 48 ; et p. 67, R. 57), je ne peux en bonne conscience les traiter autrement que de pauvretés, indignes qu’on y réponde. Il n’y a qu’à rire, s’il se trouve un homme pour imaginer qu’à un Caton, à une Cléopâtre, à un Cocceius Nerva[1], (Tacite, Ann. VI. 26), à une Arria, femme de Pœtus (Pline, Ép. III. 16) des réflexions de cette force auraient du arracher le poignard des mains. S’il existe des raisons vraiment morales contre le suicide, en tout cas, il faudrait les aller chercher à une profondeur où n’arrive par la sonde de la morale vulgaire ; elles se révèlent uniquement à une pensée placée bien au-dessus du point de vue où nous sommes dans cet essai[2].

Ce point réservé, ce qu’on a coutume de comprendre sous cette rubrique, des devoirs envers soi-même, ce sont d’une part des

  1. Jurisconsulte éminent, favori de Tibère qu’il accompagna à Caprée ; se laissa mourir de faim, malgré les instances de son maître, soit par dégoût des infamies auxquelles il assistait, soit pour devancer le sort auquel il se savait voué. (TR.)
  2. Ces raisons se tirent de la morale ascétique : on peut les trouver dans le 4e livre de mon ouvrage capital, vol. I, § 69.