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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

dans ce sens que les scolastiques employaient cette expression.

Dans toute l’explication du monde telle que l’a donnée, avec sa merveilleuse profondeur, Kant, s’il y a un seul point dont la vérité ne puisse faire doute, c’est l’Esthétique transcendentale, la théorie du caractère idéal de l’espace et du temps. La base en est si solide, qu’on n’a pu élever contre elle une seule objection vraisemblable. C’est là le triomphe de Kant : on peut la compter, cette théorie, parmi les bien rares doctrines métaphysiques vraiment établies, nos seules conquêtes réelles sur le terrain de la métaphysique. Dans cette théorie donc, l’espace et le temps sont les formes de notre faculté intuitive ; elles lui appartiennent, et en conséquence n’appartiennent pas aux choses, aux objets de cette faculté ; aussi elles ne sauraient désormais être un caractère des choses en soi ; elles ne se rapportent qu’à l’apparence, les choses ne pouvant apparaître qu’à ce prix dans un esprit pour qui la connaissance du monde extérieur tient à des conditions physiologiques. Quant à la chose en soi, quant à l’essence vraie du monde, le temps et l’espace lui sont étrangers. Il faut en dire autant, par suite, de la multiplicité : cette essence vraie, qui est sous les innombrables apparences du monde des sens, doit donc être une ; et ce qu’elles manifestent toutes, c’est seulement l’unique, l’essence identique partout. Inversement, ce qui s’offre à nous sous forme de multiplicité, donc dans l’espace et le temps, ne saurait être chose en soi, et n’est que phénomène. Ce phénomène de plus n’existe par lui-même que pour notre esprit, un esprit soumis à des conditions multiples, et qui même dépend d’une fonction organique : hors de là, il n’est rien.

Dans cette théorie, toute multiplicité est pure apparence ; tous les individus de ce monde, coexistants et successifs, si infini qu’en soit le nombre, ne sont pourtant qu’un seul et même être, qui, présent en chacun d’eux, et partout identique, seul vraiment existant, se manifeste en tous : cette théorie est peut-être bien plus ancienne que Kant ; on pourrait dire qu’elle a toujours existé. D’abord elle est la première, la plus essentielle des idées contenues