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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

la loi morale : je ne peux donc pas, à moins d’être indifférent à la réalisation de la loi morale, anéantir un être dont la destinée est d’y contribuer. » (Doctrine des Mœurs, p. 373.) — (Ce scrupule, soit dit en passant, il pourrait s’en défaire, car il espère bien, une fois en possession de celle qu’il aime, ne pas tarder à créer un instrument nouveau de la loi morale.) — Il pourra encore parler à la façon de Wollaston : « J’ai songé qu’une telle action serait la traduction d’une proposition fausse. » — À la façon de Hutcheson : « Le sens moral, dont les impressions, comme celles de tout autre sens, échappent à toute explication ultérieure, m’a déterminé à agir de la sorte. » — À la façon d’Adam Smith : « J’ai prévu que mon acte ne m’eût point attiré la sympathie du spectateur. » — Avec Christian Wolff : « J’ai reconnu que par là je ne travaillais pas à ma perfection et ne contribuais point à celle d’autrui. » — Avec Spinoza : « Homini nihil utilius homine : ergo hominem interimere nolui[1] ». — Bref, il dira ce qu’il vous plaira. — Mais pour Titus, que je me suis réservé de faire expliquer à ma manière, il dira : « Quand j’en suis venu aux préparatifs, quand, par suite, j’ai dû considérer pour un moment, non plus ma passion, mais mon rival, alors j’ai commencé à voir clairement de quoi il s’agissait et pour moi et pour lui. Mais alors aussi la pitié, la compassion m’ont saisi, je n’ai pas eu le cœur d’y résister : je n’ai pas pu faire ce que je voulais. » Maintenant, je le demande à tout lecteur sincère et libre de préjugés : de ces deux hommes, quel est le meilleur ? quel est celui aux mains de qui on remettrait le plus volontiers sa destinée ? quel est celui qui a été retenu par le plus pur motif ? — Où gît dès lors le fondement de la morale ?

2. — Il n’est rien qui soulève jusque dans ses profondeurs notre sentiment moral autant que la cruauté. Toute autre faute, nous pouvons la pardonner ; la cruauté, jamais. La raison en est, que

  1. « Rien de plus utile à l’homme que l’homme même : c’est pourquoi je n’ai pas voulu tuer un homme. » (TR.)