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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

affaires privées, de lui tenir le dé, pas plus que de lui indiquer, par un mot comme celui-ci, « je veux garder le secret là-dessus », le point précis où gît quelque mystère peut-être fâcheux pour moi, peut-être utile à savoir pour lui, et dont la connaissance en tout cas lui donnerait la haute main sur moi :

Scire volant secreta domus, atque inde timeri[1].

Je suis en droit de me débarrasser de lui par un mensonge, à ses risques et périls, dût-il en résulter pour lui quelque erreur dommageable. En pareille occasion, le mensonge est l’unique moyen de me protéger contre une curiosité indiscrète et soupçonneuse : je suis dans le cas de légitime défense. « Ask me no questions, and I’ll tell you no lies[2] », voilà la maxime vraie ici. Aussi chez les Anglais où le nom de menteur est le plus sanglant des reproches, et où par suite le mensonge est réellement plus rare qu’ailleurs, on regarde comme inconvenante toute question qu’on pose à autrui sans sa permission et touchant ses affaires : et c’est cette inconvenance qu’on désigne par le mot questionner. — Et d’ailleurs il n’est pas d’homme intelligent qui ne se conforme au principe que j’ai posé, et le plus loyal même en est là. Si par exemple, revenant d’un endroit écarté, où il a touché de l’argent, il rencontre un inconnu qui se met à faire route avec lui, et qui lui demande, comme il est d’usage en pareil cas, d’abord où il va, puis d’où il vient, puis peu à peu l’interroge sur ce qu’il y était allé faire, notre homme lui répondra par un mensonge, pour éviter d’être volé. Si on vous rencontre dans la maison d’un homme dont vous souhaitez d’épouser la fille, et qu’on vous questionne sur votre présence, inattendue en pareil endroit, vous ne manquez pas de donner un faux prétexte : à moins que vous n’ayez le timbre un peu fêlé. Et il ne manque pas de cas semblables, où il n’est pas d’homme

  1. « Ils veulent savoir les secrets de la maison, pour se faire craindre. » (TR.)
  2. « Ne me questionnez pas, je ne vous mentirai pas. »