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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

sous ce mot, la trahison ; la chose qui est en exécration à l’univers entier : aussi Dante place-t-il les traîtres dans le cercle le plus profond de son enfer, là où demeure Satan lui-même. (Inf. XI, 61-66.)

Je viens de parler d’obligation : aussi bien, c’est le lieu ici de préciser une idée dont on fait grand usage dans la morale comme dans vie : celle de l’obligation morale, du devoir. Toute injustice, nous l’avons vu, consiste à causer du dommage à autrui, soit dans sa personne, soit dans sa liberté, ses biens ou son honneur. D’où il suit, ce semble, que toute injustice comporte une agression positive, un acte. Toutefois il y a des actes dont la seule omission constitue une injustice : ces actes se nomment devoirs. Telle est la vraie définition philosophique du devoir : et cette idée perd tout sens propre et s’évanouit, quand, à l’exemple des moralistes jusqu’à ce jour, on se met à appeler devoir tout ce qui est louable, comme si l’on oubliait que là où il y a devoir, il y a aussi dette. Le devoir, τὸ δέον, Pflicht, duty[1], est donc un acte dont la simple omission par moi cause à autrui un dommage, c’est-à-dire, lui fait injustice. Or évidemment pour cela il faut que moi, qui commets l’omission, je me sois engagé à faire cet acte, que je me sois obligé. Tout devoir donc repose sur une obligation qu’on a contractée. D’ordinaire, il y a convention expresse, bilatérale, comme entre le prince et le peuple, le gouvernement et les fonctionnaires, le maître et les serviteurs, l’avocat et les clients, le médecin et les malades, et d’une façon générale, entre un homme qui a accepté une tâche, n’importe laquelle, et celui qui lui donne mandat, au sens large du mot. Aussi tout devoir crée un droit : car nul ne peut s’obliger sans un motif, c’est-à-dire sans y trouver quelque avantage. Il n’existe à ma connaissance qu’une seule obligation qui ne s’impose pas par suite d’une convention, mais bien par le simple effet d’un certain acte : et la raison en est que celui envers qui on la prend n’existait pas en-

  1. Français, grec, allemand, anglais. (TR.)