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PREMIÈRE VERTU : LA JUSTICE.

pourvoir aussi aux besoins métaphysiques de ses membres. Les gouvernements semblent pour principe avoir adopté le mot de Quinte-Curce : « Nulla res efficacius multitudinem regit, quam superstitio : alioquin impotens, sæva, mutabilis ; ubi vana religione capta est, melius vatibus, quam ducibus suis paret[1] ». Les notions de tort et de droit signifient donc autant que dommage et absence de dommage, en comprenant sous cette dernière expression l’acte d’éloigner un dommage : ces notions sont évidemment indépendantes des législations, et les précédent : il y a donc un droit purement moral, un droit naturel, et une doctrine pure du droit ; pure, c’est-à-dire indépendante de toute institution positive. Les principes de cette doctrine ont, à vrai dire, leur origine dans l’expérience, en ce qu’ils apparaissent à la suite de la notion de dommage : mais en eux-mêmes, ils sont fondés dans l’entendement pur : c’est lui qui a priori nous met en main cette formule : « causa causæ est causa effectus[2] » ; dont le sens ici est que si j’accomplis tel acte pour me protéger contre l’agression d’un autre, je ne suis pas la cause première de cet acte, mais bien lui ; donc je peux m’opposer à tout empiétement de sa part, sans lui faire injustice. C’est comme la loi de la réflexion transportée dans le monde moral. Ainsi, réunissez ces deux éléments, la notion empirique du dommage, et cette règle fournie par l’entendement pur, et aussitôt apparaissent les deux notions capitales, du droit et du tort : ces notions, chacun les forme a priori, puis dès que l’expérience lui offre une occasion, il les applique. Si quelque empiriste le nie, il suffit de lui rappeler, à lui qui n’écoute que l’expérience, l’exemple des sauvages : ils savent avec justesse, souvent même avec finesse et précision, distinguer le tort du droit : rien de plus sensible, dans leurs rap-

  1. « Rien de meilleur pour mener la multitude, que la superstition. Sans la superstition, elle est emportée, cruelle, changeante : une fois séduite par les mensonges d’une religion, elle obéit mieux à ses sorciers, qu’elle ne faisait à ses chefs. » (TR.)
  2. « La cause de la cause est aussi cause de l’effet. » (TR.)