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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

encore faut-il que l’expérience ait précédé : elles arrivent donc à nous indirectement. Aussi Sénèque dit-il : « Ad neminem ante, bona mens venit, quam mala[1]. » (Ép. 50.) Tel est donc le mode d’action de la pitié, en son premier degré : elle paralyse ces puissances ennemies du bien moral, qui habitent en moi, et ainsi épargne aux autres les douleurs que je leur causerais ; elle me crie : Halte ! elle couvre mes semblables comme d’un bouclier, les protège contre les aggressions que, sans elle, tenterait mon égoïsme ou ma méchanceté. C’est ainsi que naît de la pitié, au premier degré, la maxime « neminem læde », c’est-à-dire le principe de la justice : ici seulement, et nulle part ailleurs, se trouve la source pure de cette vertu, source vraiment morale, franche de tout mélange ; tirée d’ailleurs, la justice serait toute faite d’égoïsme. Que mon âme s’ouvre, dans cette mesure seulement, à la pitié : et la pitié sera mon frein, en toute occasion où je pourrais, pour atteindre mon but, employer comme moyen la souffrance d’autrui ; et il n’importe que cette souffrance doive résulter de mon acte sur-le-champ ou bien plus tard, directement ou à travers des moyens termes. Dès lors je serai aussi incapable de porter atteinte à la propriété qu’à la personne de mon semblable, de le faire souffrir dans son âme que dans son corps : je m’abstiendrai donc de lui faire aucun tort matériel, même de lui apprêter aucune souffrance morale, en le chagrinant, en l’inquiétant, le dépitant, le calomniant. La même pitié me retiendra de sacrifier à mon plaisir le bonheur de toute la vie d’une personne du sexe féminin, de séduire la femme d’autrui, de perdre au moral et au physique des jeunes gens, en les dégradant jusqu’à la pédérastie. Toutefois, il n’est pas du tout nécessaire que dans chaque occasion particulière la pitié elle-même soit éveillée : d’autant que plus d’une fois elle arriverait trop tard ; seulement à une âme bien née, il suffit qu’une fois pour toutes ait apparu l’idée claire des souffrances qu’inflige à autrui toute action in-

  1. « Il n’est personne à qui les bonnes intentions s’offrent avant les mauvaises. » (TR.)