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LE FONDEMENT DE LA MORALE.

naire ; et elle s’élève aisément aux degrés supérieurs. Goethe a bien raison de le dire : dans ce monde, l’indifférence et l’aversion sont comme chez elles (Les affinités électives, Ire partie, chap. iii). Il est bien heureux pour nous, que la prudence et la politesse jettent leur manteau là-dessus, et nous empêchent de voir combien générale et réciproque est la malveillance, et combien le « bellum omnium contra omnes » est en vigueur, du moins entre les esprits. D’ailleurs parfois le fond se découvre : par exemple, aux heures, si fréquentes, où la médisance se donne cours, impitoyablement, en l’absence des victimes. Mais où il se voit le plus à plein, c’est dans les éclats de la colère : parfois ils sont hors de toute proportion avec la cause occasionnelle ; et d’où tireraient-ils tant de force, si, pareille à la poudre dans le fusil, la colère n’avait été comprimée, à l’état de haine longtemps couvée dans le secret ? — Une des grandes causes de la malveillance, ce sont les conflits qui, à chaque pas, inévitablement, éclatent entre les égoïsmes. Elle trouve aussi dans les objets, des excitants : c’est le spectacle des fautes, des erreurs, des faiblesses, des folies, des défauts et des imperfections de toute sorte, que chacun de nous expose, en nombre plus grand ou moindre, du moins en quelques occasions, aux yeux des autres. Spectacle tel, qu’à plus d’un homme, aux heures de mélancolie, d’hypocondrie, le monde apparaît, du point de vue esthétique, comme un musée de caricatures ; du point de vue intellectuel, comme une maison de fous ; et du point de vue moral, comme une auberge de chenapans. Quand cette humeur persiste, elle s’appelle misanthropie. — Enfin une source, des plus puissantes, de la malveillance, c’est l’envie ; pour dire mieux, elle est la malveillance même, excitée par le bonheur, les biens et autres avantages que nous voyons chez autrui. Nul n’en est exempt, et déjà Hérodote l’a dit (III, 80) : « Φθόνος ἀρχῆθεν ἐμφύεται ἀνθρώπῳ. » (« Depuis l’origine, l’envie est innée chez les hommes. ») Mais elle souffre bien des degrés. Jamais elle n’est plus impardonnable, ni plus venimeuse, que lorsqu’elle s’en prend aux qualités de la personne