Page:Schopenhauer - Le Fondement de la morale, traduction Burdeau, 1879.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
LE FONDEMENT DE LA MORALE.

Je ne ferai exception que pour la dernière tentative d’établissement de la morale, la tentative de Kant : je l’examinerai en la critiquant, et j’y consacrerai d’autant plus d’espace. D’abord la grande réforme de la morale par Kant a donné à cette science une base, bien préférable en plusieurs points aux précédentes ; ensuite, elle a été, dans l’histoire de l’Éthique, le dernier grand événement : aussi le principe sur lequel Kant l’a assise passe-t-il encore aujourd’hui pour solide, et c’est à sa manière qu’on l’enseigne partout ; c’est tout au plus si l’on change en quelques endroits l’exposition, si on l’habille de quelques expressions nouvelles. C’est donc la morale de ces soixante dernières années qu’il s’agit d’écarter de notre route, avant de pouvoir avancer. D’ailleurs, en faisant cet examen, je trouverai l’occasion de rechercher et d’étudier la plupart des idées fondamentales de l’éthique : c’est de ces éléments que plus tard je tirerai ma solution. Et même, comme les idées contraires s’éclairent l’une par l’autre, la critique du principe de la morale selon Kant sera la préparation et l’introduction la meilleure, disons mieux, le chemin le plus direct pour arriver à ma propre doctrine, qui, dans l’essentiel, est diamétralement opposée à celle de Kant. Par suite, ce serait prendre tout à rebours, que de sauter par-dessus cette critique, pour aller tout d’abord à la partie positive de l’ouvrage : on ne la comprendrait alors qu’à moitié.

Prenons les choses de haut : il est certes grand temps que l’éthique soit une bonne fois sérieusement soumise à un interrogatoire. Depuis plus d’un demi-siècle, elle repose sur cet oreiller commode, disposé pour elle par Kant, « l’impératif catégorique de la raison pratique ». De nos jours, toutefois, cet impératif a pris le nom moins pompeux, mais plus insinuant et plus populaire, de « loi morale » : sous ce titre, après une légère inclinaison devant la raison et l’expérience, il se glisse en cachette dans la maison ; une fois là, il régente, il commande ; on n’en voit plus la fin ; il ne rend plus de comptes. — Kant était l’inventeur de cette belle chose, il s’en était servi pour chasser d’autres erreurs plus gros-