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v. morale et religion

festations, distinctes, disséminées, innombrables, diverses, contradictoires. Dès lors la volupté lui apparaît comme une chose, et la douleur comme une autre ; à ses yeux, cet homme est un meurtrier et un bourreau, cet autre un martyr et une victime ; pour lui, il y a d’une part le mal qu’on commet et d’autre part les maux qu’on subit. Il voit celui-ci, comblé d’un superflu de richesses, vivre dans la joie et dans les plaisirs, en même temps qu’à sa porte un autre meurt de faim et de froid. Où est donc, se demande-t-il alors, la justice qui compense et qui venge ? Lui-même, cependant, tout entier livré à la violente impulsion de ce Vouloir qui fait le fond, qui est la source même de son être, se jette sur les jouissances et les voluptés de la vie, s’en empare et s’y cramponne de toutes ses forces, sans se douter que, précisément par cet acte de son Vouloir, il étreint du même coup toutes ces souffrances et tous ces tourments de l’existence dont la seule vue le remplit d’effroi. Il voit dans le monde la méchanceté, et il y voit la douleur ; mais loin de reconnaître qu’elles ne sont que deux faces du même et unique Vouloir-vivre, il les considère comme deux choses distinctes, il les tient même pour opposées, si bien que, croyant pouvoir combattre l’une par l’autre, il en vient à faire souffrir autrui