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nelle et souveraine justice : si les hommes n’étaient point, au total, si indignes du bonheur, leur sort ne serait pas non plus, au total, si déplorable. En ce sens, on peut le dire, c’est le monde lui-même qui est le Jugement dernier. Admettons qu’il fût possible de mettre en balance d’une part toute la souffrance du monde et de l’autre toute sa faute : elles se feraient sûrement équilibre.

Mais, nous le savons, selon la connaissance que l’individu, pris comme individu, peut acquérir des choses, c’est-à-dire pour un intellect qui est par nature un produit du Vouloir, engendré pour son service, le monde ne se présente pas tel qu’il se dévoile peu à peu à l’esprit du philosophe, à savoir comme la manifestation visible de l’unique et identique Vouloir que ce philosophe a commencé par trouver en lui-même. Le regard de l’individu normal, c’est-à-dire inapte à la pensée, est obscurci, comme disent les Indous, par le voile de Maya. Ce qui lui apparaît, ce n’est pas la « chose en soi » ; c’est uniquement le phénomène, soumis au temps, à l’espace, au principe d’’individuation, et aux autres formes du principe de raison. Et dans ces cadres de sa connaissance bornée il ne perçoit point l’essence des choses, laquelle est une ; il n’en voit que les mani-