Page:Schopenhauer - La Pensée, 1918, trad. Pierre Godet.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
xvi
la pensée de schopenhauer

formuler ainsi : primauté de l’intuition sur la raison dans l’ordre de la connaissance, et, plus généralement, primauté de l’instinct sur la connaissance dans l’ordre de la vie. Voilà qui est, sans contredit, très actuel. Mais ici il faut s’entendre. En raison même de leur actualité et de leur vogue, certaines idées — et celle-ci en est une — engendrent l’excès et la confusion. Or celui-là même qui fut un initiateur en cette matière, et qui s’est exprimé il y a soixante-dix ans sur cet objet avec beaucoup plus de clarté qu’on ne le fait aujourd’hui, peut nous apprendre ici à bien distinguer et à faire leur juste part à des éléments qu’on oppose. Que la faculté de connaître soit un élément secondaire, un simple produit dérivé du Vouloir, c’est- à-dire de l’instinct vital, un instrument que cet instinct, à un certain moment, est contraint de se forger à lui-même pour atteindre à ses fins ; que, d’autre part, dans l’ordre même de la connaissance, l’intuition, c’est-à-dire la perception directe du réel, soit la seule source féconde de toute notion, la con- naissance abstraite ou « réfléchie » n’étant, comme son nom l’indique, qu’un « reflet », un « réflexe » de la première, lequel permet à celle-ci de se concevoir elle-même ; tout cela, qu’enseigne Schopenhauer, nous apparaît aujourd’hui très conforme à la réalité des choses. Mais cette interprétation même n’affirme-t-elle pas, précisément quand elle lui marque ses limites, l’importance de ce que beaucoup cherchent aujourd’hui à déprécier : l’importance de la connaissance vis-à-vis de l’instinct, et celle de la raison vis-à-vis de l’intuition ? Dire que la connaissance est le produit de l’instinct et son instrument, n’est-ce point dire déjà qu’elle est la condition de toutes ses manifestations supérieures ? Et la raison, apanage de l’homme, inféconde en elle-même et nourrie de réalité par la seule intuition, mais seule capable aussi d’embrasser dans le concept le passé et l’avenir en même temps que le présent, et d’apercevoir ainsi les choses sous l’angle du général — et « il n’y a de savoir que du général », — la raison n’est-elle pas justement l’unique moyen qui soit offert à l’intuition de se réaliser