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LES REPRÉSENTANTS DES NOTIONS ABSTRAITES

complète. En pensant, nous cherchons donc tantôt, pour le cas d’une intuition donnée, quelle est la notion ou la règle sous laquelle le cas se range ; tantôt, pour une notion ou une règle donnée, le cas individuel qui peut l’appuyer. Cette activité ainsi entendue s’appelle la faculté de jugement ; dans le premier cas (d’après la distinction établie par Kant), elle est dite réfléchissante, et, dans le second, subsumante. Le jugement (comme faculté) est donc le médiateur entre la connaissance intuitive et la connaissance abstraite, c’est-à-dire entre l’entendement et la raison. La plupart des hommes ne la possèdent qu’à l’état rudimentaire, souvent même que de nom[1] : leur sort est d’être guidés par d’autres. Avec ceux-là, il ne faut parler que dans les limites du strict nécessaire.

La perception opérant à l’aide des représentations sensibles est la vraie moelle de toute connaissance, vu qu’elle remonte à la source première, à la base de toutes les abstractions. Elle est de la sorte la mère de toutes les pensées vraiment originales, de toutes les vues nouvelles et de toutes les découvertes, en tant que ces dernières n’ont pas été, pour la meilleure part, amenées par le hasard. Dans la perception, c’est l’entendement dont l’action domine ; dans l’abstraction pure, c’est la raison. C’est à l’entendement qu’appartiennent certaines pensées qui courent longtemps par la tête, qui passent, qui reviennent, qui se présentent tantôt sous un aspect, tantôts

  1. Quiconque prendrait ceci pour une hyperbole n'a qu'à considérer le sort qu'a eu la théorie des couleurs de Gœthe ; et s'il s'étonne de me voir invoquer celle-ci comme une preuve, lui-même m'en fournira ainsi une seconde à l'appui. (Note de Schop.)