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DE LA PREMIÈRE CLASSE D’OBJETS POUR LE SUJET

bref tout le fondement du monde objectif ; tout cela n’est possible que par là que l’espace comme forme de perception, le temps comme forme du changement, et la loi de causalité comme régulateur de la réalisation des changements, existaient à l’avance tout formés dans l’intellect. L’existence toute complète de ces formes antérieures à toute expérience est justement ce qui constitue l’intellect. Physiologiquement, l’intellect est une fonction du cerveau que celui-ci a tout aussi peu apprise par expérience que l’estomac n’a appris à digérer, ni le foie à sécréter la bile. C’est ainsi seulement que l’on peut expliquer comment beaucoup d’aveugles-nés arrivent à une connaissance si parfaite des conditions de l’espace qu’ils peuvent remplacer par celle-ci en très grande partie l’absence de la vue et exécuter des travaux surprenants : on a vu, il y a une centaine d’années, Saunderson, aveugle dès son bas âge, enseigner à Cambridge les mathématiques, l’optique et l’astronomie (pour plus de détails sur Saunderson, voir Diderot, Lettre sur les aveugles). On explique de la même manière le cas inverse d’Eve Lauk, qui, née sans bras et sans jambes, acquit par la vue seule, et aussi rapidement que les autres enfants, la perception exacte du monde extérieur (voir Le monde comme volonté et représentation, vol. II, chap. 4). Tout cela prouve donc que le temps, l’espace et la causalité ne pénètrent ni par la vue, ni par le toucher, ni du dehors, en général, au dedans de nous, mais qu’ils ont une origine interne, par conséquent non empirique, mais intellectuelle. De ceci il résulte à son tour que la perception du monde matériel, dans ce qu’elle a d’essentiel,