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pendant la jeunesse tiennent aussi en partie à ce que, gravissant la colline, nous ne voyons pas la mort, située au pied de l’autre versant. Le sommet une fois franchi, nous voyons de nos yeux la mort, que nous ne connaissions jusque-là que par ouï-dire, et, comme à ce moment les forces vitales commencent à baisser, notre courage faiblit en même temps ; un sérieux morne chasse alors la pétulance juvénile et s’imprime sur nos traits. Tant que nous sommes jeunes, nous croyons la vie sans fin, quoi qu’on nous puisse dire, et nous usons du temps à l’avenant. Plus nous vieillissons, plus nous en devenons économes. Car, dans l’âge avancé, chaque jour de la vie qui s’écoule produit en nous le sentiment qu’éprouve un condamné à chaque pas qui le rapproche de l’échafaud.

Considérée du point de vue de la jeunesse, la vie est un avenir infiniment long ; de celui de la vieillesse, un passé très court, tellement qu’au début elle s’offre à nos yeux comme les objets vus par le petit bout de la lunette, et à la fin comme vus par le gros bout. Il faut avoir vieilli, c’est-à-dire avoir vécu longuement, pour reconnaître combien la vie est courte. Plus on avance en âge, plus les choses humaines, toutes tant qu’elles sont, nous paraissent minimes ; la vie, qui pendant la jeunesse était là, devant nous, ferme et comme immobile, nous semble maintenant une fuite rapide d’apparitions éphémères, et le néant de tout ici-bas apparaît. Le temps lui-même, pendant la jeunesse, marche d’un pas plus lent ; aussi le premier quart de notre vie est non seulement le plus heureux, mais aussi le plus long ; il laisse donc beaucoup plus de