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passés de beaucoup, mais jamais remplacés par l’intelligence ; ces conditions fournissent, même à l’homme le plus ordinaire, un contrepoids à opposer à la force du plus grand esprit, tant que celui-ci est encore jeune. Je ne parle ici que de la personnalité, non des œuvres.

Aucun homme quelque peu supérieur, aucun de ceux qui n’appartiennent pas à cette majorité des cinq-sixièmes des humains si strictement dotée par la nature, ne pourra s’affranchir d’une certaine teinte de mélancolie quand il a dépassé la quarantaine. Car, ainsi qu’il était naturel, il avait jugé les autres d’après lui et a été désabusé ; il a compris qu’ils sont bien arriérés par rapport à lui soit par la tête, soit par le cœur, le plus souvent même par les deux, et qu’ils ne pourront jamais balancer leur compte ; aussi évite-t-il volontiers tout commerce avec eux, comme, du reste, tout homme aimera ou haïra la solitude, c’est-à-dire sa propre société, en proportion de sa valeur intérieure. Kant traite aussi de ce genre de misanthropie dans sa Critique de la raison, vers la fin de la note générale, au § 29 de la première partie.

C’est un mauvais symptôme, au moral comme à l’intellectuel, pour un jeune homme, de se retrouver facilement au milieu des menées humaines, d’y être bientôt à son aise et d’y pénétrer comme préparé à l’avance ; cela annonce de la vulgarité. Par contre, une attitude décontenancée, hésitante, maladroite et à contre-sens est, en pareille circonstance, l’indice d’une nature de noble espèce.

La sérénité et le courage que l’on apporte à vivre