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longtemps après seulement. Il y a en nous quelque chose de plus avisé que la tête. Nous agissons, en effet, dans les grands moments, dans les pas importants de la vie, moins par une connaissance exacte de ce qu’il convient de faire que par une impulsion intérieure ; on dirait un instinct venant du plus profond de notre être, et ensuite nous critiquons notre conduite en vertu de notions précises, mais à la fois mesquines, acquises, voire même empruntées, d’après des règles générales, ou selon l’exemple de ce que d’autres ont fait, et ainsi de suite, sans peser assez qu’« une chose ne convient pas à tous » ; de cette manière, nous devenons facilement injustes envers nous-mêmes. Mais la fin démontre qui a eu raison, et seule une vieillesse que l’on atteint sans encombre autorise à juger la question, tant par rapport au monde extérieur que par rapport à soi-même.

Peut-être cette impulsion intérieure est-elle guidée, sans que nous nous en apercevions, par des songes prophétiques, oubliés au réveil, qui donnent ainsi précisément à notre vie ce ton toujours également cadencé, cette unité dramatique que ne pourrait lui prêter la conscience cérébrale si souvent chancelante, abusée et si facilement variable ; c’est là peut-être ce qui fait, par exemple, que l’homme appelé à produire de grandes œuvres dans une branche spéciale en a, dès sa jeunesse, le sentiment intime et secret, et travaille en vue de ce résultat, comme l’abeille à la construction de sa ruche. Mais pour chaque homme, ce qui le pousse, c’est ce que Balthazar Gracian appelle « la gran sindéresis », c’est-à-dire le soin in-