Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/235

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

idées, à prendre sincèrement part à l’intérêt et au sentiment général, dès que quelque chose d’extérieur, un danger, une espérance, une nouvelle, la vue d’une chose extraordinaire, un spectacle, de la musique, ou n’importe quoi, vient les impressionner tous au même instant et de la même manière. Car ces motifs subjuguent tous les intérêts particuliers et font naitre de la sorte l’unité parfaite de disposition. À défaut d’une pareille influence objective, on a recours d’ordinaire à quelque ressource subjective, et c’est alors la bouteille qui est appelée habituellement à procurer une disposition, commune à la compagnie. Le thé et le café sont également employés à cet effet.

Mais ce même désaccord qu’amène si facilement dans toute réunion la diversité d’humeur momentanée donne aussi l’explication partielle de ce phénomène que chacun apparaît comme idéalisé, parfois même transfiguré dans le souvenir, quand celui-ci n’est plus sous l’empire de cette influence passagèrement perturbatrice ou de toute autre semblable. La mémoire agit à la manière de la lentille convergente dans la chambre obscure : elle réduit toutes les dimensions et produit de la sorte une image bien plus belle que l’original. Chaque absence nous procure partiellement l’avantage d’être vus sous cet aspect. Car bien que, pour achever son œuvre, le souvenir idéalisateur demande un temps considérable, néanmoins son travail commence immédiatement. C’est pourquoi même il est sage de ne se montrer à ses connaissances et à ses bons amis qu’à de longs intervalles ; on remarquera, en se revoyant, que le souvenir a déjà travaillé.