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ne pas communiquer de suite aux autres ce qu’il pense ; d’autre part, à ne pas attacher trop de valeur à ce qu’ils disent, mais plutôt à ne pas en attendre grand’chose au moral comme à l’intellectuel, et par suite à fortifier en soi cette indifférence à l’égard de leurs opinions qui est le plus sûr moyen de pratiquer constamment une louable tolérance. De cette façon, bien que parmi eux il ne soit pas entièrement dans leur société, il aura vis-à-vis d’eux une attitude plus purement objective, ce qui le protégera contre un contact trop intime avec le monde, et par là contre toute souillure, à plus forte raison contre toute lésion. Il existe une description dramatique remarquable d’une pareille société entourée de barrières ou de retranchements, dans la comédie El cafe, o sea la Comedi nueva de Moratin ; on la trouve dans le caractère de don Pedro, surtout aux scènes 2 et 3 du Ier acte.

Dans cet ordre d’idées, nous pouvons aussi comparer la société à un feu auquel le sage se chauffe, mais sans y porter la main, comme le fou qui, après s’être brûlé, fuit dans la froide solitude et gémit de ce que le feu brûle.

10° L’envie est naturelle à l’homme, et cependant elle est un vice et un malheur tout à la fois[1]. Nous devons donc la considérer comme une ennemie de notre bonheur et chercher à l’étouffer comme un méchant démon. Sénèque nous le commande par ces belles paroles : « Nostra nos sine comparatione delectent : nunquam erit felix

  1. Envie, dans les hommes, montre combien ils se sentent malheureux, et la constante attention qu’ils portent à tout ce que font ou ne font pas les autres montre combien ils s’ennuient. — (Note de l’auteur).