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tuelle qui les sépare du reste des hommes, et ils veillent à ce que personne, à moins d’être soi-même plus ou moins un affranchi de la vulgarité générale, ne les approche de trop près.

Il ressort de tout cela que l’amour de la solitude n’apparaît pas directement et à l’état d’instinct primitif, mais qu’il se développe indirectement, particulièrement dans les esprits distingués, et progressivement, non sans avoir à surmonter l’instinct naturel de la sociabilité, et même à combattre, à l’occasion, quelque suggestion méphistophélique :

Hor’ auf, mit deinem Gram zu spielen,
Der, wie ein Geier, dir am Leben frisst :
Die schllechteste Gesellachaft lässt dich fühlen
Dass du ein Mensch mit Menschen bist.

(Cesse du jouer avec ton chagrin, qui, pareil à un vautour, te ronge l’existence : la pire compagnie te fait sentir que tu es un homme avec des hommes.)

La solitude est le lot de tous les esprits supérieurs ; il leur arrivera parfois de s’en attrister, mais ils la choisiront toujours comme le moindre de deux maux. Avec les progrès de l’âge néanmoins, le sapere aude devient à cet égard de plus en plus facile et naturel ; vers la soixantaine, le penchant à la solitude arrive à être tout à fait naturel, presque instinctif. En effet, tout se réunit alors pour le favoriser. Les ressorts qui poussent le plus énergiquement à la sociabilité, savoir l’amour des femmes et l’instinct sexuel, n’agissent plus à ce moment ; la disparition du sexe fait même naitre chez le vieillard une certaine