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afin que l’un ne nous gâte pas l’autre. Il y a beaucoup de gens qui vivent trop dans le présent : ce sont les frivoles ; d’autres, trop dans l’avenir : ce sont les craintifs et les inquiets. On garde rarement la juste mesure. Ces hommes qui, mus par leurs désirs et leurs espérances, vivent uniquement dans l’avenir, les yeux toujours dirigés en avant, qui courent avec impatience au-devant des choses futures, car, pensent-ils, celles-là vont leur apporter tout à l’heure le vrai bonheur, mais qui, en attendant, laissent fuir le présent qu’ils négligent sans en jouir, ressemblent à ces ânes, en Italie, à qui l’on fait presser le pas au moyen d’une botte de foin attachée par un bâton devant leur tête : ils voient la botte toujours tout près devant eux et ont toujours l’espoir de l’atteindre. De tels hommes en effet s’abusent eux-mêmes sur toute leur existence en ne vivant perpétuellement qu’ad interim, jusqu’à leur mort. Aussi, au lieu de nous occuper sans cesse exclusivement de plans et de soins d’avenir, ou de nous livrer, à l’inverse, aux regrets du passé, nous devrions ne jamais oublier que le présent seul est réel, que seul il est certain, et qu’au contraire l’avenir se présente presque toujours autre que nous ne le pensions et que le passé lui aussi a été différent ; ce qui fait que, en somme, avenir et passé ont tous deux bien moins d’importance qu’il ne nous semble. Car le lointain, qui rapetisse les objets pour l’œil, les surgrossit pour la pensée. Le présent seul est vrai et effectif ; il est le temps réellement rempli, et c’est sur lui que repose exclusivement notre existence. Aussi doit-il