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courir après le bonheur et le plaisir, et nous nous attachons plutôt à fermer, autant que possible, tout accès à la douleur et à la souffrance. Nous reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, c’est une existence sans peine, tranquille, supportable, et c’est à une telle vie que nous bornons nos exigences, afin d’en pouvoir jouir plus sûrement. Car, pour ne pas devenir très malheureux, le moyen le plus certain est de ne pas demander à être très heureux. C’est ce qu’a reconnu Merck, l’ami de jeunesse de Gœthe, quand il a écrit : « Cette vilaine prétention à la félicité, surtout dans la mesure où nous la rêvons, gâte tout ici-bas. Celui qui peut s’en affranchir et ne demande que ce qu’il a devant soi, celui-là pourra se faire jour à travers la mêlée. » (Corresp. de Merck.) Il est donc prudent d’abaisser à une échelle très modeste ses prétentions aux plaisirs, aux richesses, au rang, aux honneurs, etc., car ce sont elles qui nous attirent les plus grandes infortunes ; c’est cette lutte pour le bonheur, pour la splendeur et les jouissances. Mais une telle conduite est déjà sage et avisée par là seul qu’il est très facile d’être extrêmement malheureux et qu’il est, non pas difficile, mais tout à fait impossible, d’être très heureux. Le chantre de la sagesse a dit avec raison :

 
Auream quisquis mediocritatem
Diligit, tutus caret obsoleti
Sordibus tecti, caret invidenda
    Sobrius aula.

Sævius ventis agitatur ingens
Pinus : et celsæ graviore casu