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Puisqu’aujourd’hui la justice et la police ont gagné à peu près assez d’autorité pour qu’un coquin ne puisse plus nous arrêter sur les grands chemins pour nous crier : La bourse ou la vie ! il serait temps que le bon sens prît assez d’autorité, lui aussi, pour que le premier coquin venu ne puisse plus, au milieu de notre existence la plus paisible, nous troubler en nous criant : L’honneur ou la vie ! Il faut enfin délivrer les classes supérieures du poids qui les accable ; il faut nous affranchir tous de cette angoisse de savoir que nous pouvons, à tout instant, être appelés à payer de notre vie la brutalité, la grossièreté, la bêtise ou la méchanceté de tel individu à qui il aura plu de les déchaîner contre nous. Il est criant, il est honteux de voir deux jeunes écervelés sans expérience, tenus d’expier dans leur sang leur moindre querelle. Voici un fait qui prouve à quelle hauteur s’est élevée la tyrannie de cet État dans l’État et où en est arrivé le pouvoir de ce préjugé : on a vu souvent des gens se tuer de désespoir pour n’avoir pu rétablir leur honneur chevaleresque offensé, soit parce que l’offenseur était de trop haute ou de trop basse condition, soit pour toute autre cause de disproportion qui rendait le duel impossible ; une telle mort n’est-elle pas tragi-comique ?

Tout ce qui est faux et absurde se révèle finalement par là que, arrivé à son développement parfait, il porte comme fleur une contradiction ; pareillement, dans le cas présent, la contradiction s’épanouit sous la forme de la plus criante antinomie ; en effet, le duel est défendu à l’officier, et néanmoins celui-ci est puni de desti-