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Et vous, vous êtes des fous ? — D’accord.

Nous voyons donc que tout ce principe de l’honneur chevaleresque était inconnu aux anciens précisément parce qu’ils envisageaient, de tout point, les choses sous leur aspect naturel, sans préventions et sans se laisser berner par de sinistres et impies sornettes de ce genre. Aussi, dans un coup au visage, ne voyaient-ils rien autre que ce qu’il est en réalité, un petit préjudice physique, tandis que pour les modernes il est une catastrophe et un thème à tragédies, comme, par exemple, dans le Cid de Corneille et dans un drame allemand plus récent, intitulé La force des circonstances, mais qui devrait s’appeler plutôt La force du préjugé. Mais si, un jour, un soufflet est donné dans l’Assemblée nationale à Paris, alors l’Europe entière en retentit. Les réminiscences classiques ainsi que les exemples de l’antiquité, rapportés plus haut, doivent avoir tout à fait mal disposé les « hommes d’honneur » ; nous leur recommandons, comme antidote, de lire dans Jacques le Fataliste, ce chef-d’œuvre de Diderot, l’histoire de Monsieur Desglands[1] ; ils y trouveront un type hors ligne d’honneur chevaleresque moderne qui pourra les délecter et les édifier à plaisir.

  1. Voici comment Schopenhauer résume cette histoire :
      « Deux hommes d’honneur, dont l’un s’appelait Desglands, courtisaient la même femme : ils sont assis à table à côté l’un de l’autre et vis-à-vis de la dame, dont Desglands cherche à fixer l’attention par les discours les plus animés ; pendant ce temps, les yeux de la personne aimée cherchent constamment le rival de Desglands, et elle ne lui prête à lui-même qu’une oreille distraite. La jalousie provoque chez Desglands, qui tient à la main un œuf à la coque, une contraction spasmodique ; l’œuf éclate, et son contenu jaillit au visage du rival. Celui-ci fait un geste de la main ; mais Desglands la saisit et lui dit à l’oreille : « Je le tiens pour reçu. » Il se fait un profond silence. Le lendemain Desglands paraît la joue droite couverte d’un grand rond de taffetas noir. Le duel eut lieu, et le rival de Desglands fut grièvement, mais non mortellement blessé. Desglands diminua alors son taffetas noir de quelques lignes. Après guérison du rival, second duel ; Desglands le saigna de nouveau et rétrécit encore son emplâtre. Ainsi cinq à six fois de suite : après chaque duel, Desglands diminuait le rond de taffetas, jusqu’à la mort du rival. »