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une autre, comme une croix de bois. C’est ce qui arrive pourtant, quand on interrompt ce qu’on a commencé à dire, pour y intercaler quelque chose de tout différent, et que l’on confie à la garde de son lecteur une période commencée, jusqu’à nouvel ordre encore dépourvue de sens, et dont il faut attendre le complément. C’est à peu près comme si on mettait une assiette vide dans la main de ses invités, avec l’espoir qu’elle se remplira. À dire vrai, les entre-virgules sont de la même famille que les notes au bas de la page et les parenthèses au milieu du texte ; toutes trois ne diffèrent au fond que par le degré. Si parfois Démosthène et Cicéron ont commis de ces longues périodes emboîtées les unes dans les autres, ils auraient mieux fait de s’en abstenir.

Cette construction de phrase atteint son plus haut degré d’absurdité, quand les propositions incidentes n’y sont pas même organiquement intercalées, mais y sont enclavées en brisant directement une période. Si c’est, par exemple, une impertinence d’interrompre les autres, ce n’en est pas moins une de s’interrompre soi-même, comme c’est le cas dans une construction de phrase que, depuis quelques années, tous les mauvais écrivains négligents et hâtifs, avides de gagner leur pain, emploient six fois à chaque page, et à laquelle ils se complaisent. Elle consiste en ce que — on doit, quand on le peut, donner en même temps la règle et l’exemple — on brise une phrase, pour en coller une autre à côté. Ils agissent d’ailleurs ainsi non seulement par paresse, mais aussi par bêtise, prenant cela pour une aimable « légèreté » qui anime le style. Dans quelques cas rares, la chose est peut-être excusable.