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peine s’ils savent à peu près quelle figure aura le tout et ce que signifiera la chose. Beaucoup ne le savent pas eux-mêmes, mais écrivent comme les polypes des coraux construisent : une période s’ajoute à une période, et à la grâce de Dieu ! D’ailleurs, la vie du « temps présent » est une grande galopade ; elle se manifeste en littérature par sa frivolité et son dérèglement excessifs.

Le principe dirigeant de l’art du style devrait être celui-ci : l’homme ne peut penser nettement à la fois qu’une seule pensée. On ne peut donc lui demander d’en penser en même temps deux et surtout plusieurs. Mais c’est ce que lui demande celui qui pousse celles-ci, en qualité de propositions incidentes, dans les solutions de continuité d’une période principale déchiquetée à cet effet ; il le jette donc ainsi, inutilement et de gaieté de cœur, dans la perplexité. C’est ce que font surtout les écrivains allemands. Que leur langue s’y prête mieux que les autres langues vivantes, cela peut justifier la possibilité, mais non le mérite de la chose. Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréablement que la prose française, parce que, en règle générale, elle est exempte de ce défaut. Le Français enchaîne ses pensées dans l’ordre le plus logique et en général le plus naturel, et les soumet ainsi successivement à son lecteur, qui peut les examiner à l’aise et consacrer à chacune d’elles son attention tout entière. L’Allemand, au contraire, les entrelace dans une période embrouillée, plus embrouillée, encore plus embrouillée, parce qu’il veut dire six choses à la fois, au lieu de les présenter l’une après l’autre. Ainsi, tan-