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vivants, sous peine de n’être pas sûr de sa peau, c’est-à-dire de son existence.

Pour être immortelle, une œuvre doit réunir tant d’excellentes qualités, qu’il ne se trouve pas facilement quelqu’un pour les saisir et les apprécier toutes. Cependant ces excellentes qualités sont de tout temps reconnues et honorées, les unes par celui-ci, les autres par celui-là. Ainsi donc le crédit de l’œuvre, toujours appréciée tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, se maintient à travers le long cours des siècles et en dépit du changement d’intérêt. Or, l’auteur d’une telle œuvre, c’est-à-dire celui qui est en droit de continuer à vivre dans la postérité, peut être seulement un homme qui cherche en vain son semblable parmi ses contemporains répandus dans le vaste monde, et qui se distingue nettement de chaque autre par une différence très marquée ; il peut être seulement un homme qui, s’il existait pendant plusieurs générations, comme le Juif errant, ne s’en trouverait pas moins dans la même situation ; bref, un de ceux auxquels s’applique réellement le mot de l’Arioste : Natura il fece, e poi roppe la stampa[1]. Autrement, on ne comprendrait pas pourquoi ses idées ne périraient pas, comme toutes les autres.

Presque à chaque époque, il en advient en littérature comme en art : on admire un principe faux, une certaine façon, une certaine manière qui sont en vogue. Les cerveaux vulgaires s’acharnent à se les approprier et à les appliquer. L’homme de sens les perce à jour et les

  1. « La nature le fit, puis brisa le moule. »