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plus nombreuse. En second lieu, ceux qui pensent tandis qu’ils écrivent. Ils pensent en vue d’écrire. Cas très fréquent. En troisième lieu, ceux qui ont pensé avant de se mettre à l’œuvre. Ceux-ci n’écrivent que parce qu’ils ont pensé. Cas rare.

L’écrivain de la seconde sorte, qui attend pour penser qu’il doive écrire, est comparable au chasseur qui part en chasse à l’aventure : il est peu probable qu’il rapporte lourd au logis. Par contre, les productions de l’écrivain de la troisième sorte, la rare, ressembleront à une chasse au rabat, en vue de laquelle le gibier a été capturé et entassé à l’avance, pour déborder ensuite en masses serrées de son premier enclos dans un autre, où il ne peut échapper au chasseur ; de sorte que celui-ci n’a plus qu’à viser et tirer, — c’est-à-dire à déposer ses pensées sur le papier. C’est la chasse qui rapporte quelque chose.

Mais si restreint que soit le nombre des écrivains qui pensent réellement et sérieusement avant d’écrire, le nombre de ceux qui pensent sur les choses mêmes est bien plus restreint encore ; le reste pense uniquement sur les livres, sur ce qui a été dit par d’autres. Il leur faut, pour penser, l’impulsion plus proche et plus forte des pensées d’autrui. Celles-ci deviennent leur thème habituel ; ils restent toujours sous leur influence, et, par suite, n’acquièrent jamais une originalité proprement dite. Les premiers, au contraire, sont poussés à penser par les choses même ; aussi leur pensée est-elle dirigée immédiatement vers elles. Dans leurs rangs seuls on trouve les noms durables et immortels. Il va de soi qu’il s’agit ici des hautes branches de la littérature, et non de traités sur la distillation de l’eau-de-vie.