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brutalité et une injustice inouïes. L’Espagnol qu’il préfère est le jésuite Balthazar Gracian, un des pères de l’agudeza, c’est-à-dire de la recherche subtile en matière de style comme d’idées, dont il a traduit un ouvrage. Ses favoris, parmi les Allemands que d’ailleurs il n’aime guère, — quoiqu’il exalte d’une façon vraiment trop chauvine leur langue puissante, mais lourde et nullement pittoresque, tout au moins en prose, — sont le grand Gœthe et le spirituel bossu Lichtenberg, à la fois mathématicien, physicien, psychologue, moraliste, même philosophe, et avant tout humoriste fin et mordant. Quant aux vieux Hindous, il en raffole ; c’est d’eux qu’il tient sa conception pessimiste du monde, et il n’émet aucune occasion de se plonger un instant avec eux dans les délices anticipés du nirvana.

L’écrivain proprement dit, le styliste, ne mérite pas moins l’attention que le penseur. C’est Nietzsche qui, sous ce rapport, l’a peut-être le mieux jugé. « Je suis, dit-il, un de ces lecteurs de Schopenhauer qui, après avoir lu la première page de lui, savent d’une façon certaine qu’ils iront jusqu’à la dernière, et qu’ils écouteront chaque parole sortie de sa bouche… Je ne connais aucun écrivain allemand à qui on puisse le comparer pour le style, si ce n’est peut-être Gœthe. Il sait dire simplement des choses profondes, il sait émouvoir sans déclamer, être strictement scientifique sans pédanterie. Il est honnête dans son style comme dans sa pensée[1]. »

Il faut lire tout le jugement longuement motivé de l’excentrique et original auteur de Zarathustra, qui, s’il ne peut être qualifié de disciple de Schopenhauer, a du moins subi fortement, à l’exemple de Richard Wagner, l’influence de celui-ci. Il est certainement dans le vrai quand il rapproche, au point de vue de la forme littéraire, Schopenhauer de Gœthe. Ils se ressemblent tous deux par leur style périodique, que rend seul possible le caractère essentiellement synthétique de la langue allemande. La langue française, au contraire, est une langue analytique, c’est-à-dire que, à

  1. Nietzsche’s Sämmtliche Werke, t. I : Schopenhauer als Erzieher.