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sants à un éducateur qui, au milieu du courant qui emporte la société actuelle, nous avertit qu’il y a au monde autre chose encore que l’État ; que l’art, la science, la religion, la famille n’existent pas seulement dans l’intérêt de l’État, mais ont les mêmes droits que lui, même des droits supérieurs, et en font partie intégrante… Schopenhauer n’a jamais nié l’État ni la nationalité[1] ; il a simplement combattu l’exagération de ces deux facteurs dans la vie, voulu imposer des bornes à leurs empiétements, et nous a présenté comme idéal non le citoyen et le patriote, mais le penseur et l’homme. Or, on doit affirmer bien haut que ce point de vue est très élevé. Tous les hommes ne peuvent pas être des hommes d’État, tous ne peuvent pas être des penseurs ou des artistes, but que Schiller assignait à la civilisation. La génération de ce poète exagérait peut-être ; mais la nôtre exagère dans un sens opposé, et il est bon que tous ne se laissent pas entraîner par le torrent. Il n’est nullement indifférent, en effet, qu’une nation révère le premier idéal ou le second. Ou croit-on vraiment que ce serait un grand progrès, si un peuple venait à placer Aristide au-dessus de Platon, Pitt au-dessus de Locke[2] ? »

À quelle empreinte vigoureuse notre philosophe frappe tout ce qu’il touche, combien il est suggestif et continue à être vrai encore aujourd’hui, c’est ce que révèle la lecture des essais qui forment le présent volume. Quand il parle de la langue et du style, des livres et des belles-lettres, de la critique et de la gloire, de la pensée indépendante, qu’il proteste contre l’anonymat et le mercantilisme en littérature, c’est toujours pour avoir éprouvé les choses par lui-même. On ne peut nier qu’il ne projette une vive lumière sur tous ces sujets, et que ses idées, qu’on a évidemment le droit de discuter, sont en tout cas hautes et saines, et rarement banales. Ne croirait-on pas, par exemple, à lire certaines de ses remarques sur tels écrivains alambiqués et

  1. Il a dit quelque part, en français, que le patriotisme est « la plus sotte des passions, et la passion des sots ».
  2. Karl Hillebrand, Zeiten, Völker und Menschen : Wälsches und Deutsches, pp. 361-362.