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pénétration personnelles, qui font défaut, celles des autres. Leur nombre est légion. Car, comme le dit Sénèque, unus quisque mavult credere, quam judicare (chacun aime mieux croire que juger). Dans leurs controverses, l’invocation des autorités est l’arme communément choisie. Ils fondent avec elle l’un sur l’autre, et celui qui vient à tomber au milieu d’eux est mal avisé de vouloir se défendre à l’aide de raisons et d’arguments. Contre cette arme, en effet, ils sont des Siegfrieds de corne plongés dans le flot qui les rend incapables de penser et de juger ; ils opposeront donc à leur adversaire leurs autorités comme un argumentum ad verecundiam, et ensuite crieront victoire.

Dans le royaume de la réalité, si belle, si heureuse et si agréable qu’elle puisse être, nous ne nous mouvons cependant jamais que sous l’influence de la pesanteur, dont il nous faut constamment triompher. Dans le royaume des pensées, au contraire, nous sommes des esprits incorporels, affranchis de la pesanteur et des ennuis. Aussi n’y a-t-il pas sur terre de bonheur comparable à celui qu’un esprit distingué et fécond trouve en lui-même aux heures bénies.

La présence d’une pensée est comme la présence d’une femme aimée. Nous nous imaginons que nous n’oublierons jamais cette pensée, et que cette femme aimée ne pourra jamais nous devenir indifférente. Mais loin des yeux, loin du cœur ! La plus belle pensée court danger d’être irrévocablement oubliée, si nous ne la notons pas, et la femme aimée de nous être enlevée, si nous ne l’épousons pas.