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en cire, ou tout au plus comme un nez rhinoplastique fait avec la chair d’autrui. Mais la vérité acquise par notre propre penser est semblable au membre naturel ; elle seule nous appartient réellement. En cela consiste la différence entre le penseur et le simple lettré. Le gain intellectuel du penseur personnel est comme un beau tableau qui ressort d’une façon vivante, avec ses lumières et ses ombres exactes, son ton contenu, son harmonie parfaite des couleurs. Le gain intellectuel du simple lettré, au contraire, rappelle une grande palette couverte de couleurs bigarrées, systématiquement disposées, mais sans harmonie, sans cohésion ni signification.

Lire, c’est penser avec la tête d’un autre, au lieu de la sienne. Mais rien n’est plus préjudiciable au penser personnel, qui tend toujours à se développer en un ensemble cohérent, sinon en un système rigoureux, qu’un afflux trop abondant de pensées étrangères, dû à une lecture continuelle. Ces pensées jaillies chacune d’un autre esprit, appartenant à un autre système, empreintes d’une autre couleur, ne coulent jamais d’elles-mêmes en un ensemble d’idées, de savoir, de profondeur et de conviction ; elles produisent plutôt dans la tête une légère confusion babylonienne de langues, ôtent à l’esprit qui s’en est surchargé toute pénétration nette, et le désorganisent pour ainsi dire. Cette manière d’être peut s’observer chez beaucoup de lettrés. Elle fait qu’ils sont inférieurs en saine intelligence, en jugement exact et en tact pratique, à beaucoup d’illettrés, qui ont toujours subordonné et incorporé à leur propre penser le petit savoir qui leur est