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La diversité d’effet exercée sur l’esprit d’une part par la pensée personnelle, de l’autre par la lecture, est étonnamment grande : elle accroît incessamment la diversité originelle des cerveaux en vertu de laquelle ceux-ci sont poussés à penser, ceux-là à lire. La lecture impose à l’esprit des pensées qui sont aussi étrangères et hétérogènes à la direction et à la disposition où il se trouve pour le moment, que le cachet à la cire sur laquelle il imprime son empreinte. L’esprit subit ainsi une complète contrainte du dehors ; il doit penser telle ou telle chose vers laquelle il ne se sent nullement attiré.

Au contraire, dans la pensée personnelle, il suit sa propre impulsion, telle qu’elle est déterminée pour le moment ou par les circonstances extérieures, ou par quelque souvenir. Les circonstances perceptibles impriment dans l’esprit non une simple pensée définie, comme fait la lecture, mais lui donnent purement la matière et l’occasion de penser ce qui est conforme à sa nature et à sa disposition présente. En conséquence, lire beaucoup enlève à l’esprit toute élasticité, comme un poids qui pèse constamment sur un ressort ; et le plus sûr moyen de n’avoir aucune idée en propre, c’est de prendre un livre en main dès qu’on dispose d’une seule minute. C’est la raison pour laquelle le savoir rend la plupart des hommes encore plus inintelligents et stupides qu’ils ne le sont déjà par nature, et prive leurs écrits de tout succès. Il leur arrive, comme a dit Pope :

For ever reading, never to be read[1],

Dunciade, livre III, v. 194.
  1. « Parce qu’ils lisent toujours, de n’être jamais lus ».