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Qu’on ne s’imagine pas que cette marche des choses s’améliorera jamais. La misérable nature humaine prend, il est vrai, dans chaque génération, une forme un peu différente ; mais elle reste au fond en tout temps la même. Les esprits remarquables percent rarement de leur vivant, parce qu’ils ne sont en réalité tout à fait compris que des esprits qui leur sont apparentés.

Puisque, de tant de millions d’hommes, un seul à peine accomplit le chemin vers l’immortalité, celui-ci doit nécessairement rester très isolé. Le voyage vers la postérité s’effectue à travers une contrée effroyablement désolée, ressemblant au désert libyen, dont personne, on le sait, ne peut se faire une idée sans l’avoir vu. En attendant, je recommande avant tout, pour ce voyage, un bagage léger ; autrement, il faudrait trop en jeter en cours de route. Qu’on n’oublie pas à ce sujet le mot de Balthazar Gracian : Lo bueno, si breve, dos veces bueno. (Le bon, s’il est court, est doublement bon). Il convient de rappeler cet avis tout particulièrement aux Allemands.

La situation des grands esprits, par rapport au court laps de temps pendant lequel ils vivent, est comme celle des grands édifices par rapport à la place étroite sur laquelle ils s’élèvent. On ne les voit pas dans leur grandeur, parce qu’on est trop près d’eux. Pour une cause analogue, on n’aperçoit pas ceux-là ; mais après un siècle d’intervalle, le monde les reconnaît et les regrette.

Oui, quand le fils périssable du temps a produit une œuvre impérissable, combien sa propre vie semble courte, comparée à celle de son enfant ! C’est une disparité analogue à celle de la mère mortelle, Sémélé ou