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conque, on le reconnaît bien vite, et, comme elles s’engrènent dans le courant d’idées de leurs contemporains, elles ne tardent pas à exciter l’intérêt. On leur rendra justice, souvent même quelque chose de plus, et elles offrent en réalité peu de prise à l’envie ; car, comme je l’ai dit plus haut, tantum quisque laudat, quantum se posse sperat imitari.

Mais les œuvres extraordinaires destinées à devenir le lot de l’humanité tout entière et à vivre de longs siècles sont, à leur origine, beaucoup trop en avance, et restent pour cette raison étrangères à leur époque et à l’esprit de leur temps. Elles n’appartiennent pas à ceux-ci, elles ne s’engrènent pas dans leur ensemble, et n’excitent donc en rien l’intérêt de ceux qui s’y trouvent mêlés. Elles appartiennent à un autre degré de culture, qui est plus élevé, et à un temps encore lointain. Leur course est à celle des œuvres précédentes comme la course d’Uranus à celle de Mercure. Pour le moment, on ne leur rend pas justice. On ne sait que faire d’elles ; on les laisse là, et l’on continue sa petite marche de tortue. Le ver ne voit pas non plus l’oiseau dans les airs.

Le nombre des livres écrits dans une langue est à celui des livres qui deviennent une partie de sa littérature durable, à peu près comme cent mille à un. Et quel sort ces derniers n’ont-ils pas le plus souvent à endurer, avant que, doublant de vitesse ces cent mille livres, ils parviennent à la place d’honneur qui leur appartient ! Tous sont les œuvres de cerveaux peu ordinaires et décidément supérieurs, et pour cette raison ils diffèrent spécifiquement des autres : constatation qui s’opère tôt ou tard.