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digne d’elle, au vainqueur, au héros rare. Il en est ainsi. Et de cela on peut conclure, par parenthèse, comment doit se comporter cette race de bipèdes. Il faut des générations, des siècles même, avant que surgissent, parmi les centaines de millions d’hommes qui y apparaissent, quelques cerveaux capables de discerner le bon du mauvais, le vrai du faux, l’or du cuivre. On les nomme en conséquence le tribunal de la postérité. Celui-ci bénéficie en outre de cette circonstance favorable, que l’envie irréconciliable des impuissants et les flagorneries de parti pris des drôles se sont tues alors, ce qui permet à la raison de dire son mot.

Et ne voyons-nous pas, conformément à cette misérable nature intime de l’espèce humaine, les grands génies de toutes les époques, en poésie, en philosophie, en art, rester là comme des héros isolés qui soutiennent, seuls, un combat désespéré contre l’attaque de toute une armée ? L’hébétement, la grossièreté, l’absurdité, la sottise et la brutalité de l’immense majorité de l’espèce s’opposent éternellement à leur activité, et forment ainsi cette armée ennemie devant laquelle ils finissent par succomber. Quoi que ces héros isolés puissent faire, leur œuvre n’est appréciée que difficilement et tard, seulement d’après l’autorité d’autrui, et on la supprime aisément encore, au moins pour un temps. Toujours la fausseté, la platitude et l’absurdité recommencent à s’insurger contre elle. Ces vertus plaisent mieux à la majorité dont il s’agit, et restent d’ordinaire maîtresses du champ de bataille. Le critique, en face d’elles, a beau s’écrier, comme Hamlet, quand il présente les deux portraits à sa misérable mère : « Avez-vous des yeux ? Avez-vous des yeux ? »