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confiance enfantine, désireux de leur plaire, n’est nullement apte à éventer les pièges et les machinations des âmes viles, qui ne se plaisent que dans le mal, et sont là en plein dans leur élément. Il ne les soupçonne ni ne les comprend même pas ; mais ensuite, peut-être, étonné de l’accueil qui lui est fait, il commence à douter de lui, et peut alors s’égarer sur son propre compte et renoncer à ses efforts, si ses yeux ne s’ouvrent pas à temps sur ces misérables et sur leurs agissements. On n’a qu’à voir — pour ne pas aller chercher d’exemples ni trop rapprochés ni dans un lointain déjà fabuleux — comment l’envie des musiciens allemands s’est refusée, pendant toute une génération, à reconnaître la valeur du grand Rossini. N’ai-je pas entendu moi-même un jour, à une grande fête orphéonique, crier en chantant, par raillerie, à la suite de la mélodie de son immortel Di tanti palpiti, le menu du repas ! Envie impuissante ! La mélodie domina et dévora les mots vulgaires. Et, en dépit de l’envie, les merveilleuses mélodies de Rossini se sont répandues dans le monde entier, et, comme au début, elles continuent et continueront in secula seculorum à délecter les cœurs. On peut voir encore comment les médecins allemands, notamment les médecins qui publient des comptes rendus, montent sur leurs ergots quand un homme comme Marshal Hall laisse une fois remarquer qu’il est conscient d’avoir fait quelque chose. L’envie est l’indice certain d’une défectuosité ; donc, quand elle s’en prend au mérite, de l’absence de mérite. L’attitude de l’envie à l’égard des hommes supérieurs a été magnifiquement décrite par mon excellent Balthazar Gracian dans une fable étendue ;