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rablement à empirer le cours des choses de ce monde, et l’Arioste a raison de la dépeindre comme

 Questa assai più oscura, che serena
Vita mortal, tutta d’invidia piena[1].

L’envie est l’âme de la conjuration partout florissante, silencieuse et tacite, des médiocres contre l’individu supérieur dans n’importe quelle sphère. Un individu de cette espèce, personne ne veut le voir dans son cercle d’activité, le tolérer sur son domaine. « Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs », tel est partout le mot d’ordre unanime de la médiocrité. À la rareté de l’excellent et à sa difficulté de se faire comprendre et discerner, s’ajoute donc encore ce facteur unanime de l’envie tendant à le supprimer, voire même à l’étouffer[2].

Ainsi, dès que, dans n’importe quelle sphère, un talent éminent commence à percer, tous les médiocres qui cultivent la même branche s’efforcent à l’envi de l’étouffer, de l’empêcher de se manifester et de se révéler ; il semble que l’apparition de ce talent soit un crime de haute trahison à l’égard de leur incapacité, de leur platitude et de leur sottise. D’ordinaire, leur système d’étouffement réussit pour un certain temps. C’est que le génie, qui se présente à eux avec une

  1. « Cette vie mortelle beaucoup plus sombre
    Que sereine, toute remplie d’envie. »

  2. Nul ne vaut pour ce qu’il est, mais pour ce que les autres font de lui. C’est par là que les médiocres arrivent à supprimer les esprits supérieurs : ils les empêchent, aussi longtemps qu’ils peuvent, de prendre leur essor.

    À l’égard des mérites, il y a deux façons de procéder : ou en avoir quelques-uns, ou n’en reconnaître aucun. On préfère généralement cette seconde façon, vu sa plus grande commodité.