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plaisent. « Elles ne lui disent rien », et le repoussent plutôt ; mais il ne se l’avouera pas à lui-même. Seuls les cerveaux privilégiés peuvent goûter réellement les œuvres du génie ; mais pour les discerner d’abord, quand elles n’ont pas encore d’autorité, il faut une supériorité d’esprit remarquable. Aussi, tout ceci bien pesé, ne doit-on pas s’étonner qu’elles obtiennent si tard, et même qu’elles obtiennent jamais, les applaudissements et la gloire. Ceci également ne se produit que par un processus lent et compliqué : chaque cerveau stupide est peu à peu contraint, comme s’il était dompté, à reconnaître la supériorité de celui qui est immédiatement au-dessus de lui, et cela va en montant toujours ainsi, jusqu’à ce qu’insensiblement le poids des votes domine celui de leur nombre ; or, telle est la condition de toute gloire véritable, c’est-à-dire méritée. Mais, jusque-là, le plus grand génie, même après avoir fait ses preuves, peut rester comme un roi au milieu d’une troupe de ses propres sujets, qui ne le connaissent pas personnellement, et, pour cette raison, ne l’escorteront pas quand il n’est point accompagné de ses grands dignitaires. Nul fonctionnaire subalterne, en effet, n’a qualité pour recevoir directement ses ordres. Un tel fonctionnaire ne connaît que la signature de son supérieur, comme celui-ci celle du sien, et ainsi en montant toujours, jusque tout en haut, où le secrétaire du cabinet atteste la signature du ministre, et celui-ci celle du roi. C’est par des degrés intermédiaires analogues que passe le génie pour imposer sa gloire à la foule. Voilà pourquoi est-ce au début que l’essor de celui-ci est le plus facilement entravé. C’est que les autorités supérieures, qui ne peuvent être nombreuses, manquent le plus fré-