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honore les œuvres excellentes des époques antérieures, mais qu’on méconnaît celles de sa propre époque ; et l’attention qui est due de droit à celles-là, on l’accorde à de méchants bousillages auxquels chaque période de dix années donne naissance, et qui provoquent le rire de la période suivante. Si donc les hommes reconnaissent si difficilement le vrai mérite, quand il se manifeste de leur temps, cela prouve qu’ils ne comprennent, ni ne goûtent, ni n’apprécient à proprement parler les œuvres du génie dont l’autorité est depuis longtemps établie, et qu’ils honorent sur parole. La preuve de cette démonstration, c’est que le mauvais, par exemple la philosophie de Fichte, une fois en crédit, maintient encore sa place pendant quelques générations. Mais s’il a pour lui un très grand public, sa chute est d’autant plus prompte.

De même que le soleil ne luit réellement que si un œil le voit, que la musique ne résonne que si une oreille la perçoit, ainsi la valeur des chefs-d’œuvre, dans l’art comme dans la science, est déterminée aussi par les rapports qu’ont avec eux les cerveaux auxquels ils s’adressent. Eux seuls possèdent le mot magique qui éveille et fait apparaître les esprits captifs dans ces œuvres. Pour le cerveau ordinaire, un chef-d’œuvre est une sorte d’armoire magique fermée, ou d’instrument dont il ne sait pas jouer et dont il ne tire que des sons incohérents, quelque illusion qu’il aime à se faire à ce sujet. Autant le même tableau diffère d’aspect, selon qu’on le voit dans un coin obscur ou que le soleil l’éclairé, autant diffère l’impression du même chef-d’œuvre, selon la capacité du cerveau qui l’interprète. Une