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Des esprits de premier ordre ne seront jamais des spécialistes. L’existence dans son ensemble s’offre à eux comme un problème à résoudre, et chacun y ouvrira à l’humanité, sous n’importe quelle forme et de n’importe quelle façon, des horizons nouveaux. Car celui-là seul peut mériter le nom de génie, qui prend le grand, l’essentiel et le général pour thème de ses travaux, et non celui qui passe sa vie à expliquer quelque rapport spécial des choses entre elles.

L’abolition du latin comme langue savante universelle, et l’introduction en son lieu et place de l’esprit de clocher des littératures nationales, a été pour la science, en Europe, un véritable malheur. Avant tout, parce que la langue latine seule y créait un public savant universel à l’ensemble duquel s’adressait directement chaque livre qui se publiait. Mais aujourd’hui le nombre des cerveaux pensants et capables de jugement de l’Europe entière est déjà si petit, que si l’on mutile et disperse encore leur auditoire par les frontières des langues, on affaiblit à l’infini leur action bienfaisante. Et les traductions, fabriquées par des apprentis littéraires d’après un choix tel quel des éditeurs, dédommagent mal de la disparition d’une langue savante universelle. Voilà pourquoi la philosophie de Kant, après un court éclat, est restée enfoncée dans le marais de l’entendement allemand, tandis qu’au-dessus de ce marais les feux-follets de la fausse science de Fichte, de Schelling, et enfin de Hegel, ont agité leur petite flamme vacillante. Voilà pourquoi on n’a pas rendu justice à la théorie des couleurs de Gœthe. Voilà pourquoi je suis resté inaperçu. Voilà pourquoi la nation anglaise, si intelli-