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graduellement, depuis le haut sanscrit jusqu’au bas jargon anglais, ce vêtement de la pensée composé de lambeaux d’étoffes hétérogènes cousus ensemble. Cette dégradation qui s’effectue peu à peu est un sérieux argument contre les théories chères à nos souriants et froids optimistes, qui parlent du « progrès constant de l’humanité vers le mieux ». Ils voudraient, à l’appui de celles-ci, renverser la déplorable histoire de l’espèce bipède, qui est d’ailleurs un problème difficile à résoudre. Nous ne pouvons cependant nous empêcher de nous représenter la première race humaine sortie n’importe comment du sein de la nature, à l’état de complète et enfantine ignorance, et par conséquent rude et maladroite. Or, comment une telle espèce a-t-elle pu imaginer ces constructions linguistiques d’un art si achevé, ces formes grammaticales compliquées et variées, même en admettant que le trésor lexicologique se soit accumulé seulement peu à peu ? D’autre part, nous voyons partout les descendants rester fidèles à la langue de leurs pères, et y introduire seulement peu à peu de petits changements. Mais l’expérience n’enseigne pas que, dans la succession des générations, les langues se perfectionnent grammaticalement ; c’est juste tout l’opposé, comme nous l’avons dit. Elles deviennent, en effet, toujours plus simples et plus mauvaises. Devons-nous, malgré cela, admettre que la vie du langage ressemble à celle d’une plante qui, sortie d’un simple germe, — un rejeton insignifiant, — se développe peu à peu, atteint son point culminant, et, à partir de là, recommence à décliner insensiblement, parce qu’elle vieillit ; mais que nous aurions connaissance seulement de ce déclin, et non de la croissance antérieure ? Une hypo-