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nulle part le buddhisme n’a conservé le sens du nirvâna primitif. Les brâhmanes n’eurent garde de laisser passer le moment psychologique critique sans essayer de l’exploiter à leur profit et ils parvinrent à leur but en introduisant dans le concept de Çâkya une petite modification qui transforma le nirvâna pur et simple en brahmanirvâna, l’union à Brahman[1]. De la sorte, l’homme après sa mort ne disparaissait plus comme le vent dans le vide (nir-vana)[2], mais il allait retrouver, léger comme le vent (vâyubûtah), l’âme de tous les êtres, sarvabhûtamayah, le suprême Brahman, pour y revêtir une forme immortelle, khamurtimân[3].

Ainsi s’accomplit l’adaptation au brahmanisme de ce que la doctrine de Çâkya avait de plus séduisant. C’était une sorte d’expropriation que la politique religieuse des prêtres bhâratides ne put épargner au buddhisme. Elle était, en effet, de nature à donner une satisfaction surabondante aux aspirations des adeptes de l’antique Atman et à ramener, par suite, dans le sein déjà fortement déserté du brahmanisme, les kashtriyas et les viçâs, la noblesse et le peuple. Mais du coup aussi le régime des castes reprit tout le terrain perdu, et la gent bhâratide, sûre désormais de son ascendant, put donner à son institution favorite l’autorité de la genèse divine, l’autorité d’une loi constitutive de l’humanité du Bhâratavarsha, la seule humanité qui comptait aux yeux des brâhmanes. Sans doute ils eurent des moments difficiles à passer, des moments même où leur entreprise déjà réussie semblait avoir perdu toute chance de succès. Les prétentions doctrinales des kshatriyas d’abord antérieures aux leurs, puis, et surtout l’immense succès du buddhisme, leur donnèrent du fil à retordre ; mais ne perdant jamais courage parce qu’ils savaient que la caste était la tendance du génie de la race, ils vainquirent l’âtman et le nirvâna, et ils réussirent. Vainqueur à la fois de l’âtman et du nirvâna, Brahma devint tout et put désormais braver avec placidité les moqueries de ses contempteurs[4]. Une upanishat nous dit que c’est par la science qu’il a atteint son but. « Qu’est-ce que Brahma connut pour devenir tout ? Il connut l’âtman. » Mais pour acquérir cette connaissance, Brahma n’eut qu’à se connaître lui-même (âtman). Alors, arrivé à la connaissance réfléchie de son être, il se dit : « Je suis Brahma. Et voilà comment il devint tout[5] ». On aurait tort de voir là un jeu de mots seulement[6] ; on y

  1. Bhag-Gitâ, V. 4 sqq.
  2. Cp. avec ce mot le composé qu’on pourrait former de ni[de]r-wan perte-illusion.
  3. Mânav., Il, 82.
  4. V. un échantillon de ces moqueries dans un sûtra buddhique le Lotus blanc de la grande compassion, tr. p. M. Feer, un de nos meilleurs indianistes, dans 1er  vol. du Congrès intern. des Orientalistes, p. 488.
  5. Kimu tad brahmâvedy asmât tat sarvam abhavad iti… tad âtmânam evâvet, aham brahmâsmiti ; tasmât ut sarvam abhavat. (Brihadâranya., I, 4, 10 ; 197-199, Röer.)
  6. Les jeux de mots ont été de tout temps chers aux faiseurs des systèmes religieux et philosophiques. Ils y voient des arguments solides. Hégel même n’a pas été exempt de cette faiblesse.